Marta Duch Giménez et Marie Nelles | |
Avocates au barreau de Bruxelles, chercheuses à l’UC Louvain et membres du Centre de recherche sur l’Etat et la Constitution | |
Si l’exercice de la liberté de manifester peut apparaître au premier abord comme étant incompatible avec les exigences de distanciation sociale imposées lors de la crise sanitaire, cette période connut une émergence de formes de manifestations hybrides, à cheval entre le numérique et l’occupation de l’espace public. Les restrictions imposées par les autorités publiques lors de la période 2020-2022, ainsi que l’apparition de ces nouveaux types d’actions numériques, permettent de s’interroger sur les contours exacts de la liberté de manifester et la protection dont bénéficient, par extension, les participants. Le champ de recherche de cette problématique se cantonne à l’ordre juridique belge et à celui applicable dans l’ordre juridique des États parties à la Convention européenne des droits de l’homme, tout en mobilisant des cas jurisprudentiels nationaux illustrant les liens et tensions entre liberté de manifester et numérique qui sont apparus pendant la période de la crise sanitaire. Le premier titre expose la définition de cette liberté retenue par la Cour européenne des droits de l’homme et permet de développer le régime juridique de cette liberté en Belgique. Le deuxième titre est consacré à l’analyse des restrictions subies par la liberté de manifester dans cet Etat. Cet aperçu des restrictions adoptées par les autorités publiques permet, en troisième et dernier lieu, d’appréhender les questions posées dans le cadre de la présente étude à travers des cas jurisprudentiels belges datant de cette même période et mettant en exergue les liens et les tensions existant entre liberté de manifester, protection garantie par les cours et tribunaux et numérique. | While the exercise of the freedom of assembly may at first appear incompatible with the requirements of social distancing imposed during the COVID-19 crisis, this period saw the emergence of hybrid forms of protest, straddling the digital and the occupation of public space. The restrictions imposed by the public authorities in the period 2020-2022, as well as the emergence of these new types of digital action, raise questions about the exact contours of the freedom of assembly and the protection afforded, by extension, to its participants.The scope of this research is confined to the Belgian legal system and to that applicable in the legal systems of the States parties to the European Convention on Human Rights, while drawing on national case law illustrating the links and tensions between freedom of assembly and the digital environment that emerged during the crisis. The first section sets out the definition of this freedom adopted by the European Court of Human Rights and develops the legal regime of this freedom in Belgium. The second section analyzes the restrictions placed on the freedom of assembly in Belgium. This overview of the restrictions adopted by the public authorities allows us, thirdly and lastly, to approach the questions raised in this study through Belgian case law from the same period, highlighting the links and tensions between freedom of assembly, the protection guaranteed by the courts and tribunals, and digital technology. |
Le sort à réserver à la liberté de manifester en temps de crise sanitaire peut surprendre au premier abord, tant l’exercice de cette liberté apparaît a priori comme incompatible avec les strictes exigences de distanciation physique qui furent imposées dans la majorité des États afin de réprimer la propagation du Covid-19 durant les années 2020 à 2022. L’exercice de cette liberté a ainsi connu d’importantes restrictions, voire des interdictions quasi-générales, dont une au moins fut jugée incompatible avec les garanties contenues dans la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« Convention européenne des droits de l’homme » ou « Convention ») par la Cour européenne des droits de l’homme (« Cour européenne ») dans son arrêt CGAS c. Suisse. | |
Ces interdictions, ou à tout le moins ces restrictions considérables, ne sonnèrent toutefois pas le glas de l’exercice de cette liberté, mais amenèrent plutôt les manifestants à se tourner vers des formes de manifestations et de réunions plus innovatrices. Ces nouvelles méthodes de manifestation prennent des formes diverses, étant tour à tour physiques mais respectant les règles de distanciation sociale, virtuelles ou hybrides. A titre d’exemple, des participants manifestèrent en formant des convois de camions pendant plusieurs semaines, en ayant recours à des « caceroladas » – terme espagnol désignant des formes d’action consistant à frapper des objets métalliques et à ainsi manifester en créant du bruit – depuis les fenêtres de leurs domiciles, en piratant des évènements Zoom, en organisant des espaces de manifestation sur le net et en utilisant de nombreuses fois le même hashtag sur les réseaux sociaux afin de faire ressortir le message voulu, ou encore en créant une base de données numérique permettant d’accéder à plusieurs campagnes en lien avec les mesures adoptées par les autorités publiques face à l’émergence du virus. | L’avis du Comité scientifique
Dans ou entre les lignes, la liberté de manifester est reconnue par la plupart des Constitutions en Europe. Elle nous rappelle qu’une démocratie n’est pas aboutie si elle ne permet pas aux citoyens de s’exprimer dans l’espace public de manière libre et responsable. Or, le caractère ‘contre-démocratique’ (Pierre Rosanvallon) de la liberté de manifester peut générer la tentation de la restreindre indûment, à la faveur de crises comme la récente crise sanitaire. D’où l’émergence de nouvelles formes de manifestations faisant appel aux technologies numériques. Quel est le régime juridique de la liberté de manifester au regard de la CEDH et de la Constitution belge ? Quelles atteintes cette liberté a-t-elle subie en Belgique lors de la crise sanitaire ? Le lien entre liberté de manifester et outils numériques est-il problématique ? Telles sont les questions examinées par la présente étude. Marc VERDUSSEN Professeur à l’UC Louvain |
Les manifestations Black Lives Matter qui débutèrent fin mai 2020 aux États-Unis afin de protester contre la mort de George Floyd et les violences policières aux États-Unis et au-delà, offrent un exemple notable, puisqu’elles se propagèrent très rapidement à travers le monde au plus vif de la crise sanitaire, et ce via les appels à manifester par le recours au hashtag #BlackLivesMatter sur les réseaux sociaux. En Belgique, un événement organisé par le collectif « La santé en lutte » pris la forme d’une manifestation statique, et les participants aux manifestations anti-mesures covid de janvier 2022 s’organisèrent via des messageries cryptées, jugées plus sécurisées, ou se rallièrent derrière des collectifs apparaissant sur les réseaux sociaux.
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